Cet hôpital a payé 2000$ pour un support à crayon !

Évidemment on parle d’une estimation des frais. Malheureusement, cette estimation se situe probablement sous la réalité.

Comment un hôpital déficitaire et sous-subventionné (oh, désolé pour ce pléonasme) peut-il se permettre une telle dépense ?

Simplement en ne comprenant pas la cinquième discipline des organisations. Peter Senge a écrit, en 1991, sur le sujet des disciplines des organisations intelligentes. L’esprit d’équipe, le souci de développement du personnel, les modèles mentaux, la vision commune et finalement la pensée systémique. Cette pensée systémique que la plupart des organisations tentent de fragmenter par des processus compliqués basés sur des procédures rigides et nombreuses.

 

Voici, pour illustrer mon propos, le fameux porte-crayon.

Cet hôpital a payé 2000 $ pour un support à crayon !

Pas très reluisant.

 

Lors d’une visite à l’urgence d’un hôpital (je passe sous silence les détails de la raison de la visite… Qui veut prendre connaissance de la souffrance des autres ?… Ouais, je sais, tout le monde… Mais bon, je n’en parle pas de toute façon !) je remarquai ce porte-crayon. Tout m’a sauté au visage en un éclair !

Quelle honte !

  • Pas la honte d’avoir un crayon à mine
  • dont l’efface est usée complètement
  • dans un tube de prélèvement
  • collé au mur
  • par du ruban adhésif utilisé pour des pansements
  • avec un angle qui dénote qu’il a été placé rapidement
  • plusieurs fois
  • en arrachant la peinture du mur
  • accompagné par un document contenant des informations sûrement utiles
  • depuis environ 2 semaines
  • lui aussi collé rapidement avec un angle
  • dans une salle de traitement d’urgence.

Non.

La honte provient des implications, de la perte de temps, d’énergie, d’efficacité et de motivation qui en découlent.

 

Comment en arrive-t-on à évaluer ce porte-crayon et à arriver à 2000$ (sans exagérer !) ?

Tenez votre tuque, on part !

Argumentaire en 12 points basé sur mon expérience de plus de 20 ans dans l’industrie pharmaceutique très réglementée et visant le bien-être des clients.

Argumentaire en 12 points basé également sur ma préoccupation de plus en plus grande à la vue de gestionnaires qui n’ont qu’une vague idée du coût des activités dans leur organisation et, par extension, qui peinent à comprendre comment ils pourraient améliorer l’efficacité et la performance organisationnelle autour d’eux.

Argumentaire en 12 points basé, finalement, sur ma contribution fiscale de citoyen, victime d’un gouvernement qui ne semble pas comprendre ses propres systèmes et les gens qui en assurent le succès malgré les efforts inimaginables des fonctionnaires pour les empêcher de travailler et d’accomplir leur mission, leur vocation d’aide au patient.

1. Un crayon à mine

Une des règles de base des Bonnes Pratiques de Documentation est la permanence des informations. La «mine» s’efface, se corrige et ne permet pas de conserver l’information. Le simple fait d’aiguiser un crayon comme celui sur la photo crée de la poussière et des particules de bois incompatibles avec un environnement aseptique comme celui que nous aimerions avoir dans un hôpital. Une pointe mal aiguisée, en contrepartie, pourrait nuire à la clarté de l’information.

2. Efface usée complètement

Aha… pourquoi avoir effacé des informations ? Que voulait-on cacher ? Il est plus simple de barrer une information tout en laissant l’originale visible pour conserver l’évolution de la note. L’usure de l’efface nous dit également que ceci arrive souvent !

Et que la vertu de la mine, effaçable, est maintenant caduque puisqu’on ne pourra plus effacer !

3. Tube de prélèvement

Ah tiens… on utilise le matériel de soin à d’autres fins ?

Pourquoi avoir utilisé ceci ? Parce que c’était ce qu’il y avait de disponible au moment ou un intervenant dans le besoin a pensé à rendre un crayon disponible et visible à ses collègues.

Impact visuel sur le patient que je suis… étrange. Débrouillard, mais… de voir ceci dans un des hôpitaux les plus récents de la province… hmm.

4. Collé au mur

Bien visible !

Près du pigeonnier (non visible sur la photo) contenant d’autres documents usuels.

5. Ruban adhésif utilisé pour des pansements

Encore une fois, une utilisation de matériel de soin non permise. Combien coûte un rouleau de «scotch tape»… 2$ ? Et le ruban adhésif de pansement ? … pas mal plus cher !

Mais, le besoin de coller était là, le ruban aussi… Le cerveau humain, créatif et adaptatif à l’extrême, a fait le reste.

6. Angle qui dénote qu’il a été placé rapidement

On est à l’ “urgence”, pas de temps perdre.

7. Plusieurs fois

Ah, on a quand même essayé de le replacer ou simplement de le recoller quand il est tombé.

8. Peinture du mur arrachée

Oups ! La prochaine fois on devra mettre du ruban adhésif sur une plus grande surface. En examinant le nombre d’endroits où la peinture des murs environnants affichait des dommages, des bosses et des égratignures, on peut assumer que la dernière couche de peinture date de quelques… mois, années.

9. Accompagné par un document contenant des informations sûrement utiles

Je ne peux juger de la pertinence des informations, mais… connaissant un peu le milieu et le nombre de formulaires à remplir, il est évident que personne n’écrit des informations seulement pour le plaisir d’ajouter des résidus de carbone sur une feuille de cellulose ou encore pour leur caractéristiques esthétiques et artistiques.

10. Depuis environ 2 semaines

Donc, un besoin récurrent, mais occasionnel.

11. Collé rapidement avec un angle

Le fait que la note originale soit datée du 22 décembre et que la seconde date de 10 jours plus tard ne change rien. Pas de temps à perdre pour replacer un tube ou un bout de papier.

12. Dans une salle de traitement d’urgence… à la vue de tout un chacun.

Suis-je simplement curieux ou cette information aurait pu être consultée par quiconque ayant une flexibilité cervicale limitée ?

Suis-je simplement susceptible (les avis divergent sur mon niveau de tolérance, mais sont en général unanimes… OUI !) ou la vue de ce porte-crayon a le même effet qu’une plaie ouverte sur notre système de santé ?

 

Et maintenant, les coûts associés à ce porte-crayon.

Le “porte-crayon” est nécessaire. Autrement, personne n’aurait pensé à cette solution de rechange. Ceci est un irritant. Léger, mais réel. La somme de ces irritants contribue à l’inefficacité de nos systèmes. Les irritants et surtout, le manque d’autonomie de nos intervenants à les régler efficacement.

Revenons au porte-crayon :

Coût d’un porte-crayon (on arrondira toutes les valeurs pour simplifier la réflexion) : 10$

Coût de la peinture pour réparer le mur : 4 litres à 50$

Bon, pas si mal.

MAIS… attendez ! Nous vivons dans un Système de Santé géré par des fonctionnaires déconnectés de la réalité et dont la mission est l’équilibre budgétaire.

 

Voici donc un aperçu des coûts plus réalistes.

Demande d’achat pour le porte-crayon à la centrale d’approvisionnement : 5 minutes pour remplir le formulaire.

Tentative de recherche par l’employé du centre d’approvisionnement pour trouver le bon porte-crayon dans les fournitures : 10 minutes.

Retour du formulaire à son demandeur initial : porte-crayon non disponible. 2 jours de délai.

Recherche (et frustration) du demandeur pour fournir le modèle spécifique vu dans le catalogue des fournitures et 3 modèles alternatifs… au cas où… 20 minutes.

Retour du formulaire au service des achats : délai de 1 jour du courrier interne (fax défectueux !).

Commande : 5 minutes.

Arrivée du porte-crayon : 4 jours de délai.

Installation du porte-crayon avec les deux vis… Hé!!! Que fais-tu là ? On ne peut pas visser dans le mur ! Il faut une requête de travail au gars de l’entretien autrement le syndicat va te faire un grief.

Oups… Requête pour le gars de l’entretien : 2 jours de délai.

Visite du gars de l’entretien : oui, on peut faire ça, mais ce n’est pas urgent, et je n’ai pas mes tournevis.

Installation prévue 2 semaines plus tard.

Pendant ce temps, le ruban adhésif a lâché et le porte-crayon est tombé. En voulant enlever ce qui reste de ruban, le dommage à la peinture a pris de l’expansion et une plaque de 12 x 13 cm de peinture a été arrachée.

Requête pour peinturer le mur : 2 jours de délai.

Visite du même gars de l’entretien : ouais, on peut vous faire ça. Mais ce n’est pas urgent. Dans environ 1 mois. Ah non, je n’ai pas apporté mon tournevis… Désolé, on va faire ça en même temps.

Pendant ce temps, le crayon, ayant perdu son porte-crayon, a roulé sous une civière. On le retrouva quelques jours plus tard sous le pied d’un infirmier qui décida de rouler dessus, entraînant la chute dudit infirmier, une fracture du coccyx, 6 mois d’arrêt de travail dont 22 heures dans cette salle à regarder un mur avec une surface de peinture arrachée d’environ 12 x 13 cm.

Bon. J’ai tendance à me faire des petites vues…

 

Les coûts directs associés à un système bureaucratique qui empêche ses employés d’acheter un porte-crayon à 10$ sans demander la permission sont les suivants :

Coût du porte-crayon : 10$

Discussion pour demander la permission : 6 minutes à 2 interlocuteurs (assumons 25$/h incluant les bénéfices marginaux et les plans de pensions… je sais, je sais, probablement trop bas) donc 5$

Temps perdu à remplir des formulaires dans le meilleur des cas, 30 mins ou 12.50$

Temps d’installation : 12 minutes ou 5$

Peinture : 50$

Temps de peinture : 2 h ou 50$

Environ 130$.

 

Et les coûts indirects, ceux que personne ne veut voir :

Total très partiel et arrondi : un peu moins de 2 heures par semaine, ou 85 h par an ou 2000$.

 

Ah, oui… il faudrait peut-être aussi ajouter le coût des crayons perdus sous les civières, le nettoyage des morceaux de bois lorsque l’aiguisoir se vide sur le plancher, les infections de plaies à cause de la poussière additionnelle, etc.

Et du temps d’arrêt de travail de l’infirmier qui s’est fait un tour de rein en roulant sur le crayon perdu (déjà moins exagéré que la fracture du coccyx !).

 

Quoi ?

J’ose calculer comme si cet évènement arrive chaque semaine ?

Bien sûr ?

Un porte-crayon dans chaque salle d’un hôpital.

Un porte-crayon ou son équivalent. Porte-rouleau de papier de toilette, une poubelle, un clavier neuf pour un ordinateur, une chaise, un appui-poignet, une petite lampe d’appoint, une brocheuse, et je ne parle même pas des accessoires spécifiques pour les soins aux patients !!!

Ce genre de situation arrive chaque jour et devient une lourde tâche à chaque fois.

Lourde de complexité.

 

La complexité est souvent une multitude de choses simples qui surviennent de façon spontanée et aléatoire pour créer des situations complexes, impossibles à gérer avec des processus compliqués.

À moins que… chaque intervenant ne gère localement, de façon autonome, les quelques tâches qui lui incombent.

Une cellule vivante est infiniment plus complexe qu’un hôpital et fonctionne sans procédure ni protocole. Chaque enzyme, chaque métabolite ne fait qu’une chose et ne la fait qu’en interagissant aléatoirement avec les autres. Comme chaque molécule ne sait faire qu’une chose, elle le fait. Aucune molécule ne demande à une autre molécule d’attendre ou de revenir plus tard. Aucune molécule ne doute des capacités de l’autre à faire ce qu’elle doit faire.

Ultimement, la survie de la cellule dépend de ces interactions simples.

Sans vouloir sur-simplifier et donner raison à H.L. Mencken qui disait “pour chaque problème complexe, il existe une réponse, claire simple et… erronée”, je crois que nous devons nous élever au dessus de la mêlée et réfléchir.

 

Peter Senge résume ainsi les caractéristiques d’une organisation intelligente :

Vision commune… la quête du budget chez nos fonctionnaires n’en est pas une qui correspond avec la vocation de nos intervenants en santé.

Développement des personnes… une formation adéquate et un partage d’information sont des éléments essentiels d’une organisation qui évolue…

Modèles mentaux… quels sont les paradigmes qui nous empêchent d’avancer ?

Esprit d’équipe… Malcom Gladwell dans son “point de bascule” suggère 150 comme étant le nombre maximum de gens dans un groupe de travail. La centralisation des pouvoirs amorcée par nos bons gouvernements ne sert qu’à nous éloigner de cet idéal ! Aucunes fusions, fussent-elles publiques, municipales, ou industrielles n’ont démontré les économies d’échelle promises. Au contraire, les coûts et l’inefficacité augmentent exponentiellement accompagnés de démotivation et de désengagement collectif.

Et finalement la vision système… les interactions entre TOUS les éléments du système forment la base su succès.

 


Je suis convaincu que ce scénario est possible, si tous les intervenants en sont convaincus…

Je crois que faire le calcul est essentiel pour initier cette réflexion avec les intervenants et leur patron. Ces derniers bénéficieraient largement de ce calcul pour équilibrer leur budget. Nos ministres de la Santé s’en trouveraient fort aise !

Et ceci forcerait le retour à la mission unifiée du Système de Santé : la santé des patients et non le budget. Un juste retour aux sources.

Ceci nécessiterait aussi une plus grande connaissance et conscience des coûts réels associés à la santé. Donc, un peu de formation et un meilleur esprit d’équipe… qui redéfiniraient nos paradigmes d’efficacité en détruisant les paradigmes périmés… et introduiraient un nouveau concept de confiance et d’interaction entre les intervenants…. une vision systémique plus saine, plus sereine.

Les 5 disciplines de Senge… toujours d’actualité.

Et tout cela sans pour autant enlever des pouvoirs aux gestionnaires car après tout, l’ultime mesure du pouvoir est celui que vous donnez autres.

Utopique?

“Qui sème l’utopie récolte la réalité !” Carlo Petrini

 

Post Scriptum

Ah oui, à la suite de notre visite, le médecin a signé un formulaire avec ses recommandations. En oubliant d’écrire le diagnostic. La suite des événements pour récupérer cette information inclut quelques heures de démarches par plus de 3 personnes pour corriger cet oubli. Coût direct : environ 5 heures de temps. Coût indirect sur la motivation ? Incalculable, mais élevé !

NOTE Jean-Luc Tremblay a écrit sur les irritants dans les hôpitaux. Son livre, “La performance par le plaisir” est un bijou ! Je suis surpris que ce livre ne soit pas une lecture obligatoire pour TOUS les gestionnaires du système de santé.

 

Pas encore convaincu de ce qu’1$ par jour peut faire ? Lisez cet autre article Une solution à 1$.

 

 


 


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